NEUROBIOLOGIE

Percer les mystères de l’odorat en voyant à travers le cerveau

L’odorat, parfois considéré comme moins crucial que la vue ou l’ouïe, est un sens à la subtile importance. La biologiste américaine Linda Buck en a percé les rouages génétiques, remportant ainsi le Nobel de médecine. Elle sera à Genève le 7 novembre pour le Colloque Wright, où elle détaillera les recherches à venir sur ce sens irrésistible

«Il y a une évidence du parfum qui est plus convaincante que les mots, l’apparence visuelle, le sentiment et la volonté. L’évidence du parfum possède une conviction irrésistible, elle pénètre en nous comme l’air dans nos poumons l’air, elle nous emplit, nous remplit complètement. Il n’y a pas moyen de se défendre contre elle.»

«Qui maîtrisait les odeurs maîtrisait le cœur des hommes.» 

A entendre ces citations du roman «Le Parfum», de l’auteur allemand Patrick Süskind, Linda Buck s’offusque: «Je n’ai pas lu le livre. Mais je trouve ces affirmations exagérées, notamment lorsque l’on évoque un quelconque pouvoir de persuasion.» Dites-lui alors que l’odorat, depuis l’Antiquité, a été considéré comme un sens moins noble ou valorisé que d’autres, tels l’ouïe ou la vue, la biologiste américaine acquiesce: «Si vous deviez perdre un sens, vous, lequel choisiriez-vous? L’odorat n’est pas essentiel aux yeux des gens.»

Mais la capacité qu’a chacun de sentir cent, mille, dix mille effluves différents l’a, elle, totalement fascinée, même «obsédée»: «Juste après mon doctorat, je voulais à tout prix découvrir les récepteurs physiologiques de l’odorat.» Elle y parvient en 1991, ce qui lui vaudra le Prix Nobel de physiologie et médecine en 2004. Aujourd’hui, Linda Buck poursuit ses recherches au Fred Hutchinson Cancer Research Center, à Seattle, où elle a reçu «Le Temps» dans ses laboratoires situés à deux pas d’une baie urbaine du Pacifique.

Le Temps: Pourquoi est-il important?

Linda Buck: Tous les animaux, des êtres monocellulaires aux humains, doivent pouvoir sentir les composés chimiques dans leur environnement. Chez les mammifères et d’autres vertébrés, ce sens est même essentiel à la survie, pour trouver un partenaire, se reproduire, identifier de la nourriture, discriminer celle qui est comestible de celle qui ne l’est pas, échapper aux prédateurs ou trouver des proies. Chez l’humain, certes, il est aujourd’hui davantage associé à la respiration d’odeurs plaisantes, comme des fleurs ou des mets exquis. Ainsi, les personnes anosmiques peuvent souffrir de ne plus pouvoir rien sentir; d’ailleurs, l’âge induisant une perte de l’odorat, ce problème peut conduire à la malnutrition, les seniors n’ayant plus envie de manger. Enfin, il suffit de rappeler que sur les 23 000 gènes qui constituent le génome de l’homme, environ 350 sont dédiés à l’odorat, ce qui en fait la famille la plus riche.

– Parmi ces derniers, quelque 50 varient entre individus. Nous ne serions donc pas tous sensibles aux mêmes odeurs?

– Question intrigante. En fait, l’expression de la plupart des gènes de l’odorat n’est pas identique chez tout le monde. Il y a quelques années, nous avons découvert qu’il n’y a pas un récepteur de neurones [situés dans le bulbe olfactif, en haut de la cavité nasale] pour sentir une seule odeur, comme celle du citron. Il y a plusieurs récepteurs qui peuvent reconnaître le même composé, et une seule odeur peut être perçue par de multiples récepteurs. Il y a donc un code combinatoire entre les neurones de l’odorat. Ce qui complique fortement l’analyse lorsque l’on dit qu’une personne ne perçoit pas une senteur particulière. Cela peut être le cas à une très faible concentration. Mais lorsque cette dernière augmente, l’odeur est détectée, grâce au recrutement de récepteurs additionnels.

Cela dit, il reste des gens qui ne sentent absolument pas certaines odeurs. Je fais par exemple partie des 12% de la population qui sont totalement incapables de sentir le musc [cette substance à l’odeur pénétrante, extraite des glandes abdominales de cervidés d’Asie, et qui intervient dans la préparation des parfums] – ce qui me désole, car j’adore les parfums. Des scientifiques ont cherché à savoir si des gènes étaient mutés pour expliquer ces anosmies spécifiques. Et ils en ont trouvé, de manière non surprenante: en effet, il n’y a, en termes d’évolution, pas de pression sélective sur mutations génétiques, puisque ces gènes combinent leur action, si bien que tout défaut se voit ainsi couvert.

– Vous parlez d’évolution: comment se fait-il que certains animaux, comme la souris, aient gardé un odorat plus affûté que le nôtre?

– En fait, je ne suis pas sûre que cela soit vraiment le cas. Nous avons caractérisé les récepteurs de l’odorat chez la souris et l’homme, puis les avons classés en familles et sous-familles. Et nous avons observé que ces sous-familles permettent de reconnaître des composés chimiques aux structures très similaires, même si la souris a, elle, un millier de gènes de l’odorat. L’autre animal auquel l’homme est souvent comparé est le chien. Mais là, la comparaison détaillée, au niveau génétique, n’a pas encore été faite. Il est donc difficile d’avancer pourquoi le quadrupède a un odorat qui semble si supérieur au nôtre.

– Et qu’en est-il des phéromones, qui semblent être l’apanage des animaux?

– Ces substances volatiles existent clairement chez eux; elles servent, au sein d’une même espèce, par exemple à repérer des individus du même sexe ou du sexe opposé. Ou à communiquer la peur, en agissant sur les systèmes de l’instinct. Chez l’homme, on se demande si elles existent aussi. Il y a bien une expérience connue, qui dit que des femmes vivant longtemps sous le même toit (comme des nonnes, ou des sportives d’élite) voient à terme le rythme de leurs règles se synchroniser, par le biais d’échange de phéromones. Mais cette expérience unique est loin d’être absolument conclusive.

– Il y a quelques années, un biologiste suisse a lancé un test olfactif pour les agences matrimoniales sur Internet, arguant qu’au-delà de la satisfaction visuelle mutuelle, il fallait aussi une compatibilité olfactive. Qu’en penser?

– Je vois mal comment un tel système peut fonctionner à travers Internet… Cela dit, il est clair que les sens digitaux, dont l’odorat, vont se développer dans le futur. Pas uniquement pour la détection d’odeurs, mais aussi pour leur production, en lien par exemple avec des stimuli visuels.

– Pour revenir à l’évolution: d’aucuns avancent que c’est en adoptant la position debout que l’homme a vu son sens de l’odorat s’étioler, son nez perdant le contact avec le sol…

– C’est une spéculation. Or – comme je l’ai entendu lors d’une séance de faculté –, «pourquoi?» est une question de philosophe. Les scientifiques, eux, cherchent à comprendre «comment?». Les chiens n’ont très probablement pas un nombre démesurément plus grand de récepteurs que l’homme ou la souris. Ce qui doit changer, c’est le traitement des informations faites par le cerveau.

– De la même manière que les personnes aveugles développent par exemple un sens du toucher extrêmement fin, l’odorat pourrait-il «conquérir» les zones corticales sensorielles qu’une personne ne pourrait exploiter dans leur but premier (entendre, voir)?

– Oui, c’est quelque chose de communément admis. Mais prenez simplement les parfumeurs: comme des musiciens, ils s’entraînent souvent pendant cinq à dix ans pour distinguer des odeurs, et ensuite composer de nouveaux parfums, dans un processus créatif loin de se référer aux analyses physiologico-génétiques que nous menons. Il est intéressant de noter ici que l’on est capable de reconnaître jusqu’à trois senteurs mélangées. Mais dès la quatrième, cela devient quasiment impossible pour tout un chacun. De plus, certains mélanges de composés chimiques peuvent d’abord sembler artificiels au nez d’un consommateur. Mais en ajoutant une infime touche d’odeurs de type par exemple fécal, la mixture devient «réelle», réaliste, même si ces senteurs, en grande quantité, sont fortement déplaisantes.

Les parfums sont le fruit d’un savant mélange de fragrances souvent indiscernables lorsqu’il y en a plus de quatre. (DR)

– A propos: tous les humains s’accordent plus ou moins sur une odeur qui sent vraiment très mauvais. L’odorat est ainsi une caractéristique innée, ou acquise?
– C’est une interrogation fascinante. Chez l’homme, il n’y a pas de réponse précise. Chez la souris, par contre, des études ont montré que le foetus de rongeur, lorsque l’on injectait dans le liquide amniotique l’entourant un produit chimique particulier, était ensuite, après la naissance, attiré par ce composé. De même, les souris femelles à qui l’on donnait des baies de genièvre à manger voyaient leurs rejetons préférer l’odeur de ces fruits, alors même que ceux-ci n’avaient jamais été mis en contact avec eux auparavant.

De notre côté, en mars dernier, dans la revue «Nature», nous avons montré qu’une souris mise en contact avec l’odeur du renard se fige instinctivement de peur, même sans avoir vu ce prédateur auparavant. Nous avons découvert que les neurones du cortex olfactif qui s’activaient devant ce stimulus odorifique (et généraient une augmentation de l’hormone de la peur) étaient situés dans une infime zone à peine remarquée avant. En la stimulant artificiellement chimiquement, nous avons pu induire cette poussée hormonale. De même, nous avons pu l’inhiber, de telle manière que, mise à nouveau en contact avec l’odeur du renard, l’hormone du stress était relâchée en bien moindre quantité. Par contre, l’animal se figeait tout de même; d’autres régions du cortex olfactif doivent ainsi être impliquées dans la réaction de peur. L’idée est donc que tous ces comportements seraient prédéterminés génétiquement. Au final, cela nous montre surtout que nous en savons encore bien peu sur les connexions neuronales dans le cerveau.

– Et qu’en est-il chez les humains?

– Des résultats similaires ne me surprendraient pas. Il est bien sûr exclu d’utiliser les mêmes techniques invasives (utilisant des virus vecteurs) que chez la souris pour le montrer.

– Un autre lien évident existe entre l’odorat et la mémoire, voire les émotions que celle-ci peut rappeler. L’exemple le plus similaire est celui de la madeleine de Proust, dans la «Recherche du temps perdu», et dont le goût rappelle au héros des souvenir. Il en va de même pour l’odorat. Peut-on l’expliquer?

– C’est un domaine d’exploration fascinant. Il existe effectivement une troublante faculté du cerveau à recréer non pas seulement le souvenir de l’odeur, mais aussi le contexte dans lequel cet élément de mémoire a été créé, et les émotions qui allaient avec. Et cela dans les deux sens: en revisitant mentalement un endroit qui m’a été cher lorsque j’avais 23 ans, je pouvais presque en sentir virtuellement les odeurs. Mais nous ne savons pas comment expliquer ce qui se passe. Comment cela serait-il possible? Il faudrait comprendre l’entier du câblage neuronal entre le premier stimulus externe, la cascade de signaux électrophysiologiques et la traduction en une perception dans le cerveau, ainsi que le rappel des perceptions associées. Y voir plus clair dans ce domaine, pouvoir mieux décrire ce qui se passe dans le bulbe et dans le cortex olfactifs, comment des milliers de stimulations croisées d’autant de récepteurs nerveux créent une information dans le cerveau, fait partie des défis scientifiques pour les années à venir.

– Comment les chercheurs vont-ils procéder?

– Dans le cadre de vaste initiative américaine BRAIN lancée en 2013 sous l’égide de Barack Obama, l’idée est de développer autant que possible de nouvelles technologies d’analyse. Car lorsqu’on y parvient, on s’ouvre l’exploration de nouveaux champs, induisant des découvertes parfois aussi accidentelles que révolutionnaires. L’une des nouvelles techniques prometteuses s’appelle Clarity.

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La méthode Clarity permet de rendre le cerveau (de souris) transparent, pour mieux l’analyser en détail. (DR

De quoi s’agit-il? Il y a des centaines de millions de neurones dans le cerveau de la souris. Décrire comment ceux-ci s’activent serait une tâche titanesque. Et procéder seulement par l’analyse de sections cérébrales est illusoire. Or avec Clarity, il est littéralement possible de rendre le cerveau transparent. A l’aide de marqueurs biochimiques, il est alors possible de faire de l’imagerie optique pour déterminer l’activation des cellules nerveuses.

Une autre méthode très récente que nous utilisons est appelée «single-cell RNA-sequencing» (séquençage d’ARN à la cellule près). Grâce aux méthodes de séquençage génétique rapides, dites «de prochaine génération», nous pouvons aujourd’hui déterminer l’activation de chaque gène unique à l’intérieur d’un neurone. Concernant les récepteurs de l’odorat, cela nous a permis de montrer justement que dans les neurones encore immatures, les gènes olfactifs ne sont pas figés, tant ils peuvent à l’origine exprimer plusieurs récepteurs.

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– D’ailleurs – autre fait surprenant – il a été montré que le bulbe olfactif est, avec une autre région du cerveau appelée hippocampe et active surtout dans la mémoire, la seule zone dans laquelle les neurones peuvent se régénérer.

– Ce n’est pas vraiment une surprise, car ces neurones olfactifs se trouvent dans une zone épithéliale exposée à l’environnement externe. Cette régénération est probablement juste due à l’endommagement mécanique issu de cette exposition. C’est une astuce du corps humain pour s’autoprotéger.

– Même si les mécanismes moléculaires sont bien connus, il semble qu’il reste tout de même beaucoup à découvrir autour de l’odorat. Pourquoi est-ce si important?

– Nous souhaitons comprendre comment fonctionne notre système sensoriel. Cela aidera-t-il à soigner un jour des maladies? Impossible à dire à ce stade. Mais comprendre les bases biologiques, en exploitant des technologies nouvelles, permettra peut-être d’extrapoler ces nouveaux savoirs dans d’autres situations. Avec, pourquoi pas alors, des applications thérapeutiques.